Où sont passés les papillons, les abeilles et les fourmis ?
Il suffit de regarder autour de vous pour comprendre que quelque chose, dans le silence du monde, est en train de se défaire. Les papillons, les abeilles, les fourmis, ces êtres minuscules qui ont accompagné nos enfances, nourri nos paysages, animé nos jardins, et travaillé pour la terre bien avant que nous n’y posions un pied, semblent s’effacer peu à peu, comme si la vie elle-même perdait ses artisans les plus discrets. Ils ne manifestent pas, ils ne crient pas, ils ne revendiquent rien : ils disparaissent. Et la question qui se pose n’est pas seulement écologique, elle est presque existentielle : que reste-t-il de nous lorsque les petites forces qui soutiennent le monde cessent de respirer ?
Les abeilles, d’abord, sont les messagères silencieuses de la fertilité, les gardiennes invisibles de nos vergers et de nos cultures, les ailes qui relient une fleur à une autre pour permettre au monde de se renouveler. Plus de 75% des plantes à fleurs dépendent d’elles pour vivre, prospérer, et se reproduire, et pourtant les abeilles, chaque année, s’éteignent par millions, emportées par les pesticides neurotoxiques, les monocultures qui les affament, les parasites qui les affaiblissent, les pratiques industrielles qui les stressent, et les changements climatiques qui dérèglent leur rythme millénaire. Et ce n’est pas seulement du miel que nous perdons dans cette extinction silencieuse, c’est un pilier de notre survie alimentaire, un lien vital entre la terre et notre assiette.
Les fourmis, quant à elles, passent inaperçues tant que leur absence ne se fait pas sentir. On les chasse, on les piétine, on les ignore, mais ce sont elles qui gardent les sols vivants, les aèrent, les recyclent, les nettoient, et les protègent ; ce sont elles qui transportent les graines, nourrissent des milliers d’espèces, et maintiennent sous nos pieds un monde souterrain d’une intelligence fascinante. Aujourd’hui, elles reculent sous l’effet du béton, des herbicides, de la déforestation, de la pollution qui s’infiltre dans leurs galeries et détruit la stabilité thermique dont elles dépendent. Et si un jour elles venaient à disparaître, nous découvririons trop tard que la terre elle-même se durcit, s’appauvrit, se vide de sa respiration.
Et puis il y a les papillons, ces âmes colorées qui dansaient autrefois dans les jardins de nos enfances, que nous poursuivions du regard comme si leur légèreté nous rappelait quelque chose de nous-mêmes. Aujourd’hui, ils ne sont plus là, ou beaucoup moins, comme si leur élégance fragile avait été remplacée par un silence triste. Les papillons ne sont pas inutiles, loin de là : ils sont les indicateurs subtils de la santé des écosystèmes, les pollinisateurs nocturnes, les messagers des fleurs sauvages, les maillons essentiels qui nourrissent oiseaux, grenouilles et chauves-souris. Leur disparition est le signe d’un appauvrissement massif : moins de fleurs, moins de diversité, plus de pesticides, plus de lumière artificielle, un climat détraqué qui désynchronise leurs cycles. Ils s’envolent pour de bon, et avec eux se retire une part de la beauté gratuite du monde.
Ce qui disparaît aujourd’hui n’est pas seulement biologique ; c’est une forme de lien, de sens, de relation au vivant. Car ces insectes représentent quelque chose de plus profond que leurs fonctions écologiques : ils incarnent l’ordre naturel, la transformation silencieuse, le service humble et constant. Leur disparition n’est pas seulement un déséquilibre, c’est une perte intérieure, une amputation de ce qui faisait autrefois notre relation instinctive à la nature. Nous avons oublié de regarder le petit, le discret, l’essentiel ; nous avons oublié que le monde tient souvent debout grâce à ceux qui ne disent rien.
Mais il est encore temps.
Planter des fleurs sauvages, accueillir les herbes spontanées, réduire ou abandonner les pesticides, laisser un coin du jardin respirer librement, ralentir, observer, et réapprendre à vivre avec eux au lieu de vivre au-dessus d’eux, ce sont des gestes minuscules qui redonnent du souffle à l’immense. Et ce que nous faisons pour les insectes, nous le faisons toujours pour nous.
Car dans le bourdonnement d’une abeille, dans le murmure d’un nid de fourmis, dans le battement fragile d’un papillon, il y a un appel discret mais urgent :
« Regardez-nous avant qu’il ne soit trop tard. »
Les insectes ne parlent pas, ne manifestent pas, ne s’indignent pas ; ils travaillent, ils nourrissent, ils pollinisent, ils soutiennent la vie, et aujourd’hui ils disparaissent.
La seule question qui reste est celle-ci : leur silence sera-t-il notre chute, ou notre réveil ?